C'est la fin du semestre, la grande majorité des cours et des copies passé(e)s, j'ai enfin un peu plus de temps à consacrer à la thèse.

J'ai participé à mon premier séminaire doctoral (un seul mot : fantastique) et ai pu présenter l'état de ma recherche. Au programme : contexte historique, précision du corpus, justification des procédés analytiques, etc.

Voici donc un extrait de ce que j'ai présenté à ce séminaire : qu'est-ce que le MA ? Pourquoi utiliser un concept japonais dans une étude d'œuvres malaisiennes et singapouriennes ? N'est-ce pas une forme de recolonisation littéraire ?

C’est parti !

Qu'est-ce que le MA ?

Le MA, concept japonais de l’espace négatif, peut être défini comme un espace-temps alliant distance et intervalle : par exemple, l’espace entre les murs d’une pièce, ou le moment de pause entre deux notes de musique.[1]

Le kanji qui l’illustre (間) combine les caractères de porte (門) et de soleil (anciennement lune 日), représentant la lumière traversant une ouverture.

Ce concept apparaît déjà dans le roman japonais Le Dit Du Genji au XIe siècle, soulignant sa pérennité :

"La quinzième nuit du huitième mois, les rayons d’une lune sans nuages, filtrant par d’innombrables interstices du toit de bardeaux, éclairaient la chambre dans ses moindres recoins..."[2]

Le concept de MA est également illustré en architecture par l’entrée du parc Kinkaku-Ji, mentionné dans le roman The Garden of Evening Mists faisant partie de mon corpus (voir ci-dessus).

L’architecte japonais Arata Isozaki introduisit ce concept à Paris en 1978 lors d’une exposition sur ce thème au Musée des Arts Décoratifs de Paris, qui s’intitulait : MA, Espace-Temps du Japon.

Dans la brochure de l’exposition, il y explique que le MA est un espace négatif, une absence qui oppose deux espaces et qui se retrouve dans de nombreuses formes artistiques (l’architecture, les beaux-arts, la musique, le théâtre, l’art des jardins), tous qualifiés d’« arts du MA » :

"MA vint à signifier ensuite la relation d’absence qui oppose par exemple l’espace compris dans un paravent à l’espace compris dans une pièce, puis la pièce elle-même ; ou si l’on privilégie la notion de temps : « intervalle, temps de pause existant entre deux ou plusieurs phénomènes se déroulant l’un à la suite de l’autre. » […] Jusqu’à aujourd’hui l’utilisation de ce concept fonde la compréhension dans tous les domaines de l’environnement […] »"[3]

Une recolonisation littéraire ?

Pour autant, loin de chercher à imposer une lecture japonaise à des œuvres malaisiennes et singapouriennes qui s’apparenterait à une recolonisation littéraire, l’objectif de cette recherche est de faire état des nombreuses influences mutuelles panasiatiques. C’est pour cela que cette recherche s’intéresse à l’origine esthético-religieuse du MA.

Bien que le concept soit présent depuis plusieurs siècles, le terme MA n’apparait réellement dans les textes théoriques japonais qu’au début du XXe siècle, lorsque des chercheurs tentent d’articuler des idées culturelles spécifiquement japonaises en réponse aux influences occidentales. Le MA est alors conceptualisé et formalisé dans les domaines de l’esthétique et de la philosophie modernes, notamment dans les discussions théoriques autour du théâtre Nô.

Komparu Kunio, un acteur de Nô contemporain, explique en 1983 que « le Nô est parfois appelé l’art du MA […] [et que] le concept semble venir de Chine. »[4]

En effet, ce concept trouve ses racines dans le bouddhisme Mahayana, dont l’un des textes fondateurs est le Sūtra du Cœur, qui met l’accent sur le vide :

"Here, O Sâriputra, form is emptiness and the very emptiness is form; emptiness does not differ from form, form does not differ from emptiness ; whatever is form, that is emptiness, whatever is emptiness, that is form, the same is true of feelings, perceptions, impulses and consciousness."[5]

Le bouddhisme Mahayana s’est répandu en Chine, où il a été associé au nouveau confucianisme pour donner le taoïsme (ou daoïsme) ; mais il s’est également répandu au Japon sous la forme du bouddhisme Chan, où il a été repris en Zen.

Ainsi, le concept japonais zen du MA trouve ses racines dans le bouddhisme Mahayana, qui s’est lui aussi répandu en Asie du Sud-Est, en Malaisie et à Singapour. A ce jour, il est la deuxième religion la plus pratiquée de Malaisie après l’Islam (19,8% en 2010), et la première la plus pratiquée à Singapour (31,1% en 2020)[6].

François Cheng, dans Vide et Plein : le langage pictural chinois, explique que le vide, ou WU dans la terminologie taoïste, influence profondément l’esthétique chinoise : la calligraphie, la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, etc. Il écrit que « [d]ans certains tableaux des Sung et des Yuan, on constate que le Vide (espace non-peint) occupe jusqu'aux deux tiers de la toile » [7] (ce qui peut être observable dans l’oeuvre d’un artiste anonyme du 13e siècle : Odes of the State of Bin, voir ci-dessus).

Il précise également que « même en dehors d’une connaissance approfondie, un Chinois, qu’il soit artiste ou simple amateur, accepte intuitivement le Vide comme étant un principe de base. »[8]

Du fait de l’omniprésence du vide dans l’esthétique panasiatique, il semble alors pertinent d’utiliser le concept de MA comme outil de lecture et d’analyse littéraire.

Corpus

J’ai donc sélectionné cinq ouvrages d’auteurs malaisiens et singapouriens d’origine ethnique chinoise :

  • The Harmony Silk Factory (2005) de Tash Aw, qui aborde l’occupation japonaise et la notion de témoignage historique depuis des points de vue narratifs multiples.
  • The Gift of Rain (2007) et The Garden of Evening Mists (2011) de Tan Twan Eng, qui explorent les notions de loyauté et de culpabilité entre des personnages principaux malaisiens et leurs mentors japonais.
  • Breaking the Tongue (2004) de Vyvyane Loh, qui retrace l’histoire d’une famille impactée par la chute de Singapour aux mains de l’armée japonaise et du trauma transgénérationnel résultant.
  • How We Disappeared (2019) de Lee Jing-Jing, dans lequel une femme âgée témoigne de son expérience en tant que « femme de réconfort » pendant la guerre.

De nombreux jeunes auteurs malaisiens et singapouriens, notamment ceux cités ci-dessus, nés deux générations après la guerre, traitent de l’occupation japonaise dans leurs œuvres, mettant en lumière le concept de postmémoire théorisé par Marianne Hirsch. Cette réécriture ou cette transmission générationnelle du trauma évoque l’image du « fantôme transgénérationnel » théorisé par Caruth et LaCapra : la présence fantôme du traumatisme. Ces œuvres ont d’ailleurs déjà été analysées sous l’angle d’étude du trauma.

Pour autant, comme le concept de MA se situe à la jonction de l’espace et du temps, et qu’il crée un équilibre entre présence et absence, action et pause, il est particulièrement intéressant à utiliser dans un contexte de recherches sur le trauma, ce qui n’a pas encore été fait.

Pertinence du MA dans l’étude

Voici un exemple de la pertinence du concept dans deux des œuvres du corpus :

  • The Gift of Rain raconte l’histoire de Philip, un jeune homme métis Britannique-Chinois vivant en Malaisie coloniale à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Philip se lie d’amitié avec Endo-San, un diplomate japonais qui devient son mentor et lui enseigne l’aïkido.
  • De la même manière dans The Garden of Evening Mists, Yun Ling, une ancienne prisonnière de guerre japonaise, devient l’apprenti du jardiner japonais Aritomo dans le but de créer un jardin zen pour honorer la mémoire de sa sœur décédée.

L’écriture de ces deux ouvrages est déjà une forme d’intervalle : à la fois spatiale (Tan Twan Eng est un auteur diasporique vivant en Afrique du Sud) et temporel (deux générations après la guerre, Tan Twan Eng est né en 1972).

Le concept de MA est omniprésent dans les deux romains, notamment au travers du jardin zen d’Aritomo, Yugiri, et de la pratique de l’aïkido par Philip.

"The high wall protecting the garden was patched in moss and old water stains. Ferns grew from the cracks. Set into the wall was a door. Nailed by the doorpost was a wooden plaque, a pair of Japanese ideograms burned into it. Below these words was the garden’s name in English: Evening Mists. I felt I was about to enter a place that existed only in the overlapping of air and water, light and time." (The Garden of Evening Mists, 18)

Dans le premier extrait, l’idéogramme du MA est illustré par la porte qui marque l’entrée du jardin, servant de transition entre un espace réel et imaginaire ? On y observe une superposition du passé et du présent : d’un côté, les éléments naturels actuels (mousse, fougères) ; de l’autre, les traces du passé (taches, fissures). On retrouve également dans cette description des phénomènes sensoriels comme la lumière, l’air et l’eau, qui créent une ouverture vers un passé irrésolu ou un espace imaginaire. Cet extrait évoque fortement la porte du parc Kinkaku-Ji présente ci-dessus et qui est mentionnée plus tard dans l’œuvre.

"This particular morning I lost count when I reached two thousand [bokken cuts], but my body knew, and I gave myself to it, seeing nothing, but aware of everything. Light filled my vision; lightness filled my being, embodying the principle that had been absorbed into me: Stillness in Movement, / Movement in Stillness" (The Gift of Rain, 25)

Dans le second extrait, on retrouve également une superposition, cette fois-ci entre mouvement et immobilité, exprimée par l’oxymore taoïste « Stillness in Movement, Movement in Stillness », un principe central du MA. Les coups successifs de bokken, entrecoupés de pause (ou d’intervalles), créent un espace de présence total, où esprit et corps fusionnent avec l’instant. Cet espace devient alors celui du détachement et du lâcher-prise.

Conclusion

Le concept de MA, comme outil théorique de lecture, permet de mieux comprendre la relation entre les lieux et les mémoires du trauma. Comme il symbolise un intervalle espace-temps ou une pause, le MA est pertinent dans la lecture de la transmission du trauma transgénérationnel, des dynamiques de postmémoire, d’absence et de reconstruction dans la littérature malaisienne et singapourienne.


[1] Richard B. Pilgrim, “Intervals ("Ma") in Space and Time: Foundations for a Religio-Aesthetic Paradigm in Japan”, History of Religions, 25.3 (1986).

[2] Murasaki Shikibu, Le dit du Genji, trad. René Sieffert (2011).

[3] Arata Isozaki, MA, Espace-Temps du Japon, Musée des Arts Décoratifs, Festival d’Automne à Paris (1978).

[4] Komparu Kunio, The Noh Theatre: Principles and Perspectives (1983).

[5] Trad. Edward Conze, Buddhist Wisdom Books (1958).

[6] Britannica.com

[7] François Cheng, Vide et Plein : le langage pictural chinois (1979).

[8] Idem