Pour commencer, dur dur d’équilibrer le travail et la recherche, bien que l’un se passe bien et l’autre soit passionnant. Comme une impression de ne pas faire assez (lectures, annotations), mais bon – same old, same old; nothing new under the sun.

Difficile de trouver des moments concrets pour s’absorber dans la recherche, je grapille quelques minutes par ci, par là : pendant que les étudiants sont en compréhension écrite, pendant mes trajets au travail, etc. Ces dizaines de minutes précieusements glânées sont rarement suffisantes pour s’imbiber des postulats des chercheurs…

Tout pareil pour la lecture : je suis à la moitié de The Great Reclamation de Rachel Heng. Difficile de le lire en deux semaines. Jusqu’à présent, lecture très plaisante, les personnages sont nuancés et attachants. Des schémas littéraires intéressants à creuser : la prédestination, la disparition des îles, les mythes fondateurs du pays, les croyances personnelles, etc. Au final, pas grand-chose sur le trauma (un seul chapitre sur l’occupation japonaise), mais beaucoup plus sur l’état d’urgence et les oppositions capitalistes-communistes.

Je me suis beaucoup intéressée au style de narration, au langage, et aux changements entre discours direct et discours indirect. Par exemple, lorsque Ah Boon décrit son nouveau travail au community centre (focalisation à la troisième personne) :

Something about Natalie and this place made him want to be useful. It was the calm sense of purpose, the feeling of having access to some higher design, some elaborate scheme in which everything had its rationale and place. It was soothing, seductive, easy. To be a whirring cog in an elegant machine struck Ah Boon as a not undesirable fate.[1]

Et lorsqu’il échange avec Swee Hong, l’épicier, sur la page suivante :

“Eh! Boon!” He stopped. “Wah! Dress so nice. Your ma told us much about your new job – big shot now! When you treating me to lunch?” […]

“All I know is got free lunch, you don’t come, your loss. Also, I need three coolers of soft drinks delivered. Can or not?”

“Three! Wah, never say earlier.”[2]

On pourrait penser à un élément d’eye dialect (comme Faulkner lorsqu’il écrit « Pa dassent sweat […] » dans As I lay Dying). L’eye dialect est ainsi expliqué sur Wikipedia : “The term eye dialect was first used by George Philip Krapp in 1925. "The convention violated", he wrote, "is one of the eyes, not of the ear." According to Krapp, it was not used to indicate a real difference in pronunciation but

the spelling is merely a friendly nudge to the reader, a knowing look which establishes a sympathetic sense of superiority between the author and reader as contrasted with the humble speaker of dialect. – George P. Krapp, The English language in America (1925)[3]

Pourtant, dans The Great Reclamation, cette notion de « supériorité » entre l’auteur et le lecteur ne me semble pas être d’actualité (dans mon souvenir, tous les personnages parlent ainsi lorsque Rachel Heng passe au discours direct). Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas tant l’accent (qui n’apparaît par réellement), mais la structure linguistique. Ceci rejoint ce qu’écrivent Philip Holden et Rajeev S. Patke dans “Spoken English in Southeast Asia”:

Internal variations depend on four factors: context, educational proficiency, socio-economic background and the primary language whose influence precedes the acquisition of English.[4]

Ils donnent alors un exemple fantastique :

  • This one can wear with many thing one (Chinese pattern)
  • You wait here, I will go and come (Indian)
  • Not good like that, afterwards people talk (Malay)
    (Platt and Weber 1980: 20)[5]

Ainsi, plutôt que de créer une forme de complicité avec le lecteur vis-à-vis du personnage et de ses origines humbles, Rachel Heng célèbre plutôt ici, à mon avis, la richesse linguistique de Singapour (à l’époque unie à la Malaisie), mettant en lumière que “most Southeast Asians can understand and speak at least two (and often more than two) languages”.[6]

La complicité se créée entre ceux qui savent (au risque de perdre les autres) : “Missing the point of an allusion, or needing help (as with a joke), is likely to leave a reader discomfited or alienated.”[7]

Cette manière d’écrire me fait penser au poème de Wan Gungwu dont parlent Holden et Patke dans leur ouvrage :

Thoughts of Camford fading,                [portmanteau: Cambridge/Oxford]

Contentment creeping in;

Allah has been kind;

Orang puteh has been kind.                  [Malay: white man]

Only yesterday his brother said,

Can get lagi satu wife, lah!                     [Malay: one more]

(Wang 1950: 13)

J’ai poursuivi mes lectures théoriques et ai lu la préface et l’introduction de Graham Huggan de The Postcolonial Exotic : Marketing the Margins (2001), dont j’avais parlé dans ma précédente newsletter. Je ne citerai qu’une seule chose, qui m’a énormément marqué et qui rejoint mes réflexions sur le langage :

The postcolonial exotic can be either a contradiction in terms (for postcolonialism) or a tautology (for postcoloniality).[8]

Huggan analyse les notions de postcolonialism (« challenging dominant structures of power ») et de postcoloniality (« new imperialism », « capitalising on marginality »), et pose la question cruciale : est-il possible de faire l’un sans forcément nourrir l’autre ?

Is it possible to account for cultural difference without at the same time mystifying it?[9]

Lorsque Rachel Heng joue avec les structures linguistiques pour mettre en lumière la profonde richesse linguistique de l’Asie du Sud-Est, ne participe-t-elle pas à « l’exotique postcolonial » qui « esthétise » et transforme de réels problèmes de représentation hiérarchisée en « spectacle » ?

Comme d’habitude, je n’ai pas de réponse. Je pense simplement que pouvoir jouer avec la langue, se l’approprier, la manipuler afin de créer des complicités et/ou des aliénations est quand même sacrément fun ; et je pense qu’au fond, c’est un acte de résistance, car d’existence.


[1] Heng, Rachel, The Great Reclamation (London: Headline, 2023), p.238.

[2] Ibid, p.239.

[3] Krapp, G.P. (1925). The English language in America. The Century Co., for the Modern Language Association of America. quoted in Mcarthur, Tom (1998). "Eye dialect". The Concise Oxford Companion to the English Language. Oxford University Press.

[4] Patke, Rajeev S. et Holden, Philip, The Routledge Concise History of Southeast Asian Writing in English (London and NY: Routledge, 2010), p.31.

[5] Platt, John and Heidi Weber, English in Singapore and Malaysia – Status: Features: Functions (Kuala Lumpur: Oxford University Press, 1980), cité dans Patke et Holden (2010) p.38.

[6] Patke & Holden, p.29.

[7] Ibid, p.38.

[8] Huggan, Graham, The Postcolonial Exotic: Marketing the Margins (2001), p.32.

[9] Ibid, p.31.